Il venait me chercher

 


Tous les soirs à l’école, il m’attendait derrière la grille, la tête vissée dans son cache-col et l’œil qui brille derrière de grosses montures en écailles.
On ne voyait que lui avec sa haute-taille, son lourd paletot sur les épaules au beau milieu de la marmaille.
Il avait toujours un sourire au bord des lèvres qui ne le quittait jamais et ni la fatigue ni la fièvre n’aurait pu lui faire manquer ce rendez-vous auquel il tenait par-dessus tout.
Il attendait patiemment que je mette mon manteau et que je traverse le préau. Dés l’ouverture de la porte de la cour il m’adressait un signe de la main et je répondais à mon tour, levant la mienne et courant vers lui. Il se courbait avec peine, son grand âge lui malmenant le dos. Il retirait son chapeau et se mettait à ma hauteur d’un air conspirateur pour que je plonge dans ses bras. Il s’agrippait à moi pour faire claquer un baiser sur chacune de mes joues puis m’entraînait hors de la cohue pour marcher dans les rues et me ramener chez lui pour que je joue. Avec lui.
Il venait aussi me chercher dans l’école. Les jours de grands saignements. C’était le protocole signés par mes parents, quand la maitresse affolée me voyait saigner du nez. Souvent je terminais la récrée dans une marre écarlate et l’enseignante horrifiée l’appelait en toute hâte. Tout ce sang, il n’y avait que lui qui savait l’arrêter. Et lui venait, en courant. Il stoppait l'hémorragie et m’emportait avec lui pour que je me repose; et chez lui je faisais bien d’autres choses : Je sautais sur ses genoux, je le prenais par le cou pour m’enfouir dans l’odeur de son eau de Cologne à la suave senteur.
Je faisais ce que je voulais c'est-à-dire tout. Et jamais un mot à mes parents le soir sur les bêtises les plus casse-cou que j’avais inventées sous son œil goguenard.
Il était toujours là pour moi. Fallait-il traverser un désert qu’il était là. A jouer
A m’écouter. Pour les choses importantes comme pour les bricoles.
Il venait toujours me chercher à l’école.
Un jour il n’est pas venu.
Et pourtant je saignais fort ce jour-là. Je le faisais exprès encore une nouvelle fois.
La maîtresse a appelé et personne n’a répondu. Je l’attendais. Il n’est pas venu.
Alors j’ai saigné plus fort encore, tout ce que j’ai pu. Mon sang se répandait dans la classe et j’avais l’audace de le verser partout où je pouvais sous les cris opportuns de tous mes camarades. Je coulais en cascade, implorant que l’on aille le chercher. En vain. Au milieu du tapage, je me vidais de mon sang et lui ne venait pas.
Le soir, le regard grave, mes parents m’ont annoncé qu’il était parti en voyage.
Un très long voyage d’où il ne reviendrait pas avant quelques années. Le genre de choses que l’on raconte aux enfants.
Je l’ai attendu, ces années, je me l’imaginais dans un pré près duquel les trains passaient sans jamais s’arrêter. Et lui il était là, piqueniquant sur une couverture à carreaux, mangeant un morceau. Buvant un verre de vin, sans doute.
Ce que je ne comprenais pas c’est pourquoi il était parti sans moi, lui qui m’emmenait partout d’habitude. Je ne comprenais pas son attitude, en quoi lui avais-je manqué ?
Lui aussi me manquait et le temps passé n’améliorait pas les choses. Je ne pouvais pas l’oublier, et lui m’avait oublié. J’attendais juste un signe, pas grand-chose. Et j’avais beau saigner il ne revenait toujours pas. Personne pour lui dire ? La petite elle t’attend ! En as-tu encore pour longtemps ? De ce si long voyage ne reviendras-tu donc jamais ?
Je l’ai espéré, tous les soirs, à la grille de l’école mais elle ne s’est plus ouverte sur lui, mon idole. Il était parti. Plus de signe de la main, pas de clin d’œil mutin, de geste tendre. Et j’ai compris bien plus tard la raison de son départ et que je ne devais plus l’attendre. 

 

 

Septembre 2008

 

 

Muriel Roland Darcourt

Lettre à Pierrot

Nouvelle à Pierrot
Tag(s) : #Nouvelles, #Lettres, #Fragments

Partager cet article

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :