Tu as joué jusqu’au bout. Le dernier spin a failli tuer la machine, mais elle n’a rien craché. Du tout. Tes doigts crispés, la mâchoire serrée, tu as regardé un instant, les yeux flous, les derniers 7 tournoyer sur le cadran, et la musique que tu as espérée retentissante s’est atténuée pour te faire comprendre que tu n’as rien gagné. Les étoiles clignotantes te suggèrent de continuer. Pour une poignée d’euros tu pourrais tout emporter, mais tes poches sont vides, ta carte est vide, ton compte est vide, et tu ressens pleinement ce vide dans la chaleur ouatée des lieux. Qu’est ce qui pourrait venir te sauver désormais ? La mer au loin, derrière ces fenêtres masquées par de lourds rideaux, presque aussi lourd que ton cœur vide, lui aussi, t’appelle en gémissant : « Jette toi de la falaise qu’on en finisse ». Ce Casino est savamment placé au bord du gouffre où ceux qui, comme toi, ont tout perdu, viennent s’abîmer un peu plus, parfois même définitivement.

Tu restes là, indécise, et les prémisses du petit jour t’invitent à quitter la salle. Pour aller où ? Tu n’avais déjà pas grand-chose, tu as tout risqué pour un espoir, et, désormais, tu sais que, probablement, tu vis ton dernier soir. Alors, tu regardes les gens, ceux qui jouent encore, qui perdent et qui gagnent, qui reperdent et qui regagnent, pour tout reperdre. Dans un semi-silence percé de cliquetis suggestifs. Et soudain, une détonation, suivie d’une autre, puis une rafale. Tu lèves ton regard hagard sur une poignée d’hommes en noir, cagoulés et armés, qui entrent de force, en tirant çà et là sur les caméras de surveillance qui encerclent la salle des machines. Tu n’as même pas le reflexe de te cacher, de partir en courant comme le font tous les autres, tu restes là, à te demander s’ils auront les munitions nécessaires au vu du nombre d’objectifs pointés sur ces cages à perditions. Tu remarques d’emblée que l’un de ces hommes en noir tire mieux que les autres. Pas de balles perdues, toutes atteignent leur cible. Pour un peu, tu le féliciterais.

Dans la cohue grandissante se déclenche une alarme tonitruante qui t’oblige à mettre les mains sur les oreilles. C’est ce geste qui fait que l’homme te remarque, seule, assise, tandis que tous ont fui. Il s’approche en pointant son arme vers toi. Tu t’en fous, ça ou la falaise… Tu lui souris.

Derrière lui, les hommes en noir continuent de tirer. Mais pourquoi font-ils ça ? Elles sont 300 les caméras. L’homme vise l’alarme : il l’explose. Une autre se déclenche. Il cherche la source du regard. Instantanément, les autres hommes cessent leur jeu inutile. Et, au pas de course, font le tour de la salle pour la neutraliser. Ils la trouvent.

Combien de temps va mettre la Police pour arriver ? Elle s’est arrêtée, devant la porte du Casino, immobilisée par d’autres hommes en noirs qui tiennent la foule des joueurs en respect.

Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Peu importe la cause, la manière est terrifiante sauf pour toi. Toi, tu t’amuses. Comme un dernier coup de grâce que t’enverrait la vie. Tu n’as pas peur : tu es au spectacle, et le show semble vouloir durer toute la nuit. La nuit. Il fait toujours nuit dans ce Casino. Même le jour il fait nuit. Lumières tamisées par des lustres luxuriants. L’argent se voit. Il y en a. Partout dans le cœur des machines programmées à tout reprendre si par mégarde elles donnaient. Pour qu’il reste ici, dans ce décor de pacotille, aux fausses dorures, l’argent n’est pas dans ces moulures. Il est dans un coffre. À l’abri.

L’alarme se tait. Trois tirs croisés, et le silence revient dans la salle. Les lumières se coupent en même temps que les sons. L’homme a allumé une frontale, il m’aveugle à force de me regarder.

« Viens avec moi ! », dit-il avec un fort accent étranger. Toi qui a toujours rêvé d’entrer dans la salle des coffres… Tu jubiles. Tes derniers instants sont dignes d’un film hollywoodien, quand elle veut, la vie te gâte. Il t’attrape par le bras, pas besoin de forcer. Tu le suivrais de toute façon. Les murs tremblent. Par à-coups. Puis soudain tout un pan est démoli par une sorte de grosse pelleteuse ressemblant fortement à un char d’assaut. Cette machine effrayante surgit et continue sa course, écrasant tout sur son passage. Elle se dirige aussi vers la salle des coffres.

Tu sais qu’ils n’ont pas besoin du code pour y rentrer.

L’homme te pousse vers une cloison, se serre contre toi. Tu sens son souffle. Il sort un talkiewalkie. Il te regarde dans les yeux, sa lampe brillant dans le soleil naissant. Tu te demandes à quoi il ressemble sous sa cagoule.

Alors, venue du ciel, une énorme sphère transperce le plafond. Cette partie du Casino n’est plus qu’un tas de gravats. Que la machine broie. Le coffre est là, à découvert. L’homme te tire vers lui un instant, puis te relâche. Tu espérais qu’il te garde dans ses bras plus longtemps.

Tu entres, à sa suite, dans les lieux dévastés. Au-dessus du plafond écroulé tournoie un hélicoptère. Dans un terrible bruit qui perce les tympans. Les hommes en noir ont encerclé le coffre et l’attachent solidement. Tandis que tout le monde s’affaire, l’homme ouvre des petites mallettes et rempli ses poches de diamants, frénétiquement. Il y a aussi dans des valises, des grosses liasses de billets, tu les regardes, hypnotisée.

Tandis que le coffre s’envole dans les airs, loin vers les nuages, les hommes en noir se précipitent sur ces fameuses valises et entreprennent de les jeter dans le tank ouvert. Ils vont s’enfuir en bulldozer. Tu es le seul témoin. L’homme s’approche de toi, au passage, il attrape une valise et l’ouvre. Ses yeux te sourient. Il prend une poignée de billets et te la tend. Tu la prends, machinalement. Il y a à la fois tout ce que tu as perdu cette nuit et tout ce que tu aurais pu gagner. Une goutte d’eau dans l’océan de la fortune que le Casino perd ce soir.

Les hommes en noirs ont grimpé dans le char, l’homme s’apprête à les rejoindre, il tend sa main vers toi, te relève le visage comme s’il allait t’embrasser. Entre ses doigts, un beau diamant fourmillant de carats, gros comme tes rêves les plus fous. Il le glisse dans ta paume et la referme. « C’est pour toi ».

Tu n’as ni le temps d’accepter ni celui de réfléchir, qu’ils partent, dans un grondement sourd. Et tu restes là à contempler le caillou aussi brillant que les novas de tes yeux. Tu mets les billets dans ta poche et, spontanément tu sors du Casino par ses murs effondrés. Tu vois passer un défilé de grosses voitures, remplis d’hommes cagoulés, à la fin du cortège, tu continues ta route. Personne ne t’a remarquée. Tu n’iras pas témoigner.

 

2 août 2023

Muriel Roland Darcourt

Casinostreap 2 - Nouvelle - Monologue 

 

Muriel Roland Darcourt - Hélicoptère - Nouvelle - Monologue

Muriel Roland Darcourt - Hélicoptère - Nouvelle - Monologue

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